vendredi 11 janvier 2013

DE LA GRILLE DU FOND DE LA COUR


Elle ne parle pas, elle s’exprime. Elle n’est pas originaire d’un endroit, elle vient d’une lignée qui a créé l’endroit. D’ailleurs il est mentionné dans son nom.
Comme le ferait un bon aboyeur lors d’une cérémonie protocolaire: “Madame de la Grille du Fond de la Cour et Monsieur du Papier Sulfurisé nous font l’honneur de leur présence…”


         Il était une fois Madame Anne-Aubépine Garance de la Grille du Fond de la Cour, bien-nommée Anne-Aub par ses amies intimes du club de bridge.

Bon-Papa et Bonne-Maman s’étaient déjà fort impliqués dans son éducation. Chez les De la Grille, on ne lésine pas sur la culture, ni sur la confiture qu’on partage entre les 11 enfants virgule 5, tous habillés pareils et portant des noms improbables : Osmon, Hélion, Isabeau, Philomène etc… Autrefois bien connus, ces appellations furent souvent héritées d’un aïeul au parcours redorant le blason familial, participant du même coup à l’originalité revendiquée par la horde du Who’sWho, appelée vulgairement “les Redede”.

Chez Mr & Mme Redede, l’organisation est primordiale: Madame Redede est mère au foyer. Quand elle n’est pas enceinte, elle allaite, et inversement. Serre-tête vernis, coupe au carré, jupe écossaise, emperlousée à mort, elle ne se farde jamais de maquillage ni ne sort en talons aiguilles, qu’elle laisse aux filles de joie…

Pas de vernis, pas de teinture capillaire, pas de dessous affriolants, pas de robes sexy, mais pas non plus de pleurs, pas de fous rires, pas de sentimentalisme. Elle applique à la lettre sa longue liste de “pas de“, assimilée depuis sa tendre enfance en vue de devenir une dame de bonne compagnie.

Elle maîtrise l’économat du château - de la Butte du Haut des Collines- sur le bout des cuticules, qu’il n’est finalement pas fort aise de gérer. Il faut reconnaître que 17 pièces à récurer c’est chronophage, et à chauffer pendant l’hiver c’est un carnage! L’hiver c’est donc l’exode : on replie le camp sur 5 pièces à 15 degrés, dans lesquelles on tente d’enseigner la vie dans la promiscuité…

L’austérité règne en maître dans tous les recoins de la bâtisse: une galerie de portraits verdoyants encadrés de dorures tapisse la montée d’escaliers dont on s’imagine parfois qu’elle conduit jusqu’aux oubliettes. Un fauteuil Louis XV dans lequel on ne peut plus s’asseoir sous peine de le traverser trône dans chaque chambre, rappelant que nombre d’illustres postérieurs s’y prélassèrent autrefois. Puis dans chaque pièce, une icône de Sainte Bernadette par ici, un chapelet par là… ça sent bon la joie de vivre, la gaité et le divertissement!

Monsieur Redede obéit à un planning de ministre: cadre sup dans une société de courses hippiques, il parvient à s’échapper 2 fois par semaine ; les mardis pour chevaucher Reine de Toscane, sa jument d’1 mètre 67 au garrot, née pour le polo, et les jeudis pour enfourcher Irène, Comtesse du Paddock, accusant un tout autre genre de mensurations…

C’est donc très éprouvé par ce programme ultra chargé que Jean-Eude du Papier Sulfurisé regagne son logis, auprès d’Anne-Aub, qui se languit de lui toute la sainte journée. Tout droit sorti d’un film de cape et d’épée, notre bon Jeannot exhibe une anatomie très représentative des amateurs de chasse à courre: un cou de 50cm, les jambes arquées d’un trop grand jockey, et des cheveux mi-longs encore un peu blonds avec la raie sur le côté. Ah sa mèche! Elle est à Mr Redede ce que la crête est au coq de basse-cour… Sans certaines protubérances indispensables à son état d’héritier -31ème du nom- on aurait peu de peine à prendre Jean pour Jeanne…

Chacun des 11 enfants de la marmaille châtelaine n’a pas la même chance à la naissance: l’aîné reçoit toute l’attention de l’arbre généalogique et une garde-robe griffée très très classique : col Claudine rose pâle et robe meringuée pour les filles, polo vert anglais et mocassins ”glandés” pour les garçons. Ce que les cadets ignorent, c’est qu’à tour de rôle, ils hériteront de ce même trousseau jusqu’à ce que “trous inreprisables” s’ensuivent…

Chaque dimanche, comme l’a ordonné le Bon-Dieu (l’aïeul de Bon-Papa), les canetons suivent maman canne et papa canard jusque dans la chapelle, autrefois financée par cousin Adalbert, duc de mes Genoux, en 1538…peut-être même avant JC, si l’on en croit les récits très approximatifs d’oncle Valérian, Grand Artiste Raté issu de la seule branche qu’on aurait dû tronçonner il y a 2 siècles…

Avant la messe, Jean-Eude, en bon père de famille responsable, montre l’exemple et s’en retire à confesse. Évidemment il n’y déballe qu’un faible pourcentage de ses ébats extra-conjugaux, ne pouvant avouer à l’abbé Henry-Paul, cousin germain de feu son père, qu’il fit don d’une partie de son patrimoine génétique au bas peuple…

C’est ainsi qu’on dit, qu’un peu partout en dehors de l’abbaye, un peu de soi-disant sang bleu se répandit…